Les barbelés

LES BARBELÉS

Petite pièce en un acte qui se passe dans le bureau du colonel, commandant le 5ème RCA à Téniet, en octobre 1959.


- Mon colonel, un civil demande à vous parler.
- Qui ?
- Je crois que c'est le chef de la sûreté de Téniet, mon colonel.
- Il vous a dit ce qu'il veut ?
- Non. Il dit que c'est personnel.
- Les civils m'emmerdent. Ce sont des couilles molles !
- C'est le chef de la sûreté mon colonel !
- Ça ne change rien. De toute façon … je ne pourrai pas m'en débarrasser alors, autant le recevoir.
- Je le préviens mon colonel.
- Attendez ! Qu'est ce qu'on sait de lui ?
- C'est un Français, un fonctionnaire. On a jamais eu d'histoires avec lui. Il est plutôt coopératif.
- Et avec les Arabes, comment se comporte-t-il ?
- Comme tous les gens qui ont une quelconque autorité, il en abuse parfois.
- Je vois, il passe à la caisse ! c'est ça ?
- On a aucune preuve mon colonel !
- Bon. Faites le venir.
- ….
- Bonjour monsieur le chef de la sûreté !
- Bonjour mon colonel !
- Alors que dit-on dans votre commune ?
- A propos de quoi ?
- Ben ... à propos de mes gus, de nos actions contre le terrorisme, …Globalement quelle est l'ambiance au sein de la population Française ? Vous êtes bien placé pour en parler, non ? !
- Oui. La population apprécie et se sent en sécurité. Surtout, depuis votre arrivée à la tête du 5ème RCA, mon colonel.
- J'ai pourtant entendu dire que certains conseillers municipaux n'étaient pas d'accord avec mes méthodes !
- Non. Rassurez-vous, rien d'important. Seulement des râleurs … vous savez ce que c'est.
- Non, je ne sais pas ! Dans l'Armée, il n'y a pas de place pour les hésitants, … en tout cas, pas dans mon régiment ! Au fait, quel est le but de votre visite ?
- Et bien voilà … Récemment, vous avez fait installer des réseaux de barbelés pratiquement à tous les carrefours des rues qui rejoignent la rue de Taza.
- Oui et alors ?
- Je me demande …
- Vous vous demandez quoi ? La sécurité du village est mon affaire et j'interdis à quiconque de se mêler des activités purement militaires !
- Loin de moi cette idée mon colonel, mais je dois dire que certains administrés ne comprennent pas bien l'intérêt de ces … barricades
- Vous les civils, vous ne voyez pas bien loin … Laissez-moi  vous rappeler quelques incidents qui ont récemment eu Téniet pour cadre : il y a d'abord eu ce mitraillage du centre par une voiture, et les occupants du véhicule ont bénéficié d'une totale impunité pour accomplir leur forfait et, ils ont laissé un civil sur le tapis.
- Un territorial mon colonel !
- Pour moi ces territoriaux ne sont que des civils déguisés pour jouer à la guerre, et malheureusement ils paient cher leur manque de professionnalisme. Pardonnez-moi mais c'est comme ça que je le vois !
- Gérard Pastou était un homme jeune plein de courage et il a donné sa vie pour …
- Il n'a pas donné sa vie, on lui a prise. Et permettez-moi de vous dire que la nuance est importante. Les civils, même déguisés en bidasses, n'ont rien à faire dans cette guerre. Je sais de quoi je parle !
- Avant de venir à Téniet ,vous étiez à Alger avec Salan, n'est-ce-pas ?
- Vous êtes bien renseigné ! Oui, j'ai servi sous les ordres du général Salan que j'ai d'ailleurs connu en Indochine. Un sacré bonhomme croyez-moi !
- A propos de Téniet vous disiez ?
- Oui, il y a eu également cette grenade dans le café appartenant à M. Formento. Grenade qui n'a pas explosé, heureusement.
- Oui, je me souviens. L'homme s'est enfui par la rue Margueritte, puis, il a pris les petites venelles à gauche de la place de Taza, pour finalement se réfugier dans une des maisons riveraines et disparaître. Vous l'avez rattrapé ?
- Vous savez bien que non. Malgré un quadrillage et une fouille intensive, l'homme nous a échappé.
- Et c'est pour cela que …
- Oui, c'est pour cela que j'ai ordonné que toutes les rues, qui donnent sur la rue de Taza, soient rendues inaccessibles grâce à la mise en place de barricades en fil de fer barbelé.
- Mais en faisant cela mon colonel, vous avez coupé le village en deux !
- Et alors, la sécurité, votre sécurité si j'ose dire, est à ce prix !
- Mais …
- Je vous arrête. Ce que nous avons fait c'est tout simplement pour sécuriser le centre ville. Vous comprenez ?
- Oui bien sûr, mais vous avez du même coup, isoler une partie de la population …
- Quoi, vous allez pleurer sur les habitants du village nègre. Un ramassis de gourbis qui abrite, au moins, une centaine de fells !
- Ce n'est pas ce que je voulais dire mon colonel, …
- Laissez-moi finir, je sais ce que je fais.  D'où croyez-vous que viennent les tireurs qui allument le bordj certaines nuits, depuis le cimetière ? Où croyez-vous qu'ils se cachent  une fois leur forfait accompli ? A partir de maintenant, les rebelles regarderont à deux fois avant de tenter une action. Croyez-moi !
Monsieur le chef de la sûreté, vous avez tout de même remarqué que le côté Est de Téniet est une vaste concentration d'Algériens.
- Oui, en effet, je n'avais pas pensé à cela …
- Je ne vous en veux pas, à chacun son métier. Croyez-moi, j'ai à cœur la sécurité des habitants et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour atteindre ce but.
- Je vous remercie …
- Mais au fait, pourquoi êtes-vous venu me voir ?
- Heu, … Ce n'est pas important et cela peut attendre …
- Allons mon cher, pas de manières entre nous. Quel est donc le but de votre visite ?
- Voilà. En posant les réseaux de barbelés vous avez, comme vous dites, sécurisé le village européen, mais, …
- Mais quoi ? Vous n'allez pas me dire que cela contrarie vos concitoyens, ils habitent tous du bon côté.
- Eh bien, justement ! Non !
- Comment ça non ? Vous plaisantez ?
- Désolé mon colonel, mais, …une famille Française se trouve du mauvais côté si je puis dire.
- Ah bon, qui ?
- Il s'agit d'une veuve et de ses trois enfants et, ils …
- Stop ! Dans une guerre, il y a toujours des inconvénients voire des injustices. Mais, qu'attendez-vous de moi ?
- Cette famille se trouve totalement isolée et même marginalisée. Imaginez que pour faire les commissions quotidiennes, allez chez le médecin et ou à la messe, ces gens-là sont amenés à faire trois fois plus de chemin qu'auparavant. Et même, cette famille est en danger permanent car elle peut éventuellement être à la merci d'un groupe terroriste. Alors, je me disais, …
- Non mon cher, il n'y aura pas de modification de mon plan d'autant plus que la rue Margueritte débouche directement sur la mairie et l'église. Vous voyez ce que je veux dire ?
- Tout à fait mon colonel. Effectivement, je n'avais pas pris conscience de tout le problème.
- Alors ?
- Alors, alors ! Et bien, vous m'avez convaincu et je suis désolé pour cette famille, après tout, elle n'a qu'à déménager !
- A la bonne heure. Je vois qu'on se comprend. Mais dites-moi, vous allez intervenir pour leur trouver un logement dans le centre.
- C'est-à-dire mon colonel que ce n'est pas si facile que ça. Et vraiment je ne vois pas comment …
- Vous allez au moins recevoir cette femme ! Lui expliquer …
- Non, non, que pourrais-je lui dire ? Après tout, je ne suis pas responsable de ces barbelés. C'est vous l'Autorité et moi je n'y peux rien finalement.
- Je vois. Vous auriez fait un bon politicien et si l'Algérie reste Française, vous aurez sûrement un bel avenir.
- Je vous remercie et je vous prie de bien vouloir m'excuser pour cette démarche. Je suis vraiment désolé de vous avoir fait perdre votre temps mon colonel.
- Mais non, vous serez toujours le bienvenu.
- Si je peux vous rendre un service, n'hésitez pas, ce sera toujours avec plaisir.
- Je m'en souviendrai… mais attendez, je crois que vous pouvez m'aider.
- Avec plaisir, dites-moi !
- Voilà, je suis chasseur, je veux dire, j'aime la chasse. Y-a-t-il parmi vos connaissances une bonne gâchette avec qui je pourrais partager une invitation ?
- …
- Je suis invité à une chasse aux gangas à Boubaki et j'apprécierais d'être accompagné par un chasseur en civil.
- Laissez-moi réfléchir, … je crois que le docteur Bertrand pourrait être votre homme. Oui, c'est cela, le docteur serait ravi de vous accompagner.
- Vous pouvez lui en parler. Dites-lui que cette partie de chasse aura lieu dans trois semaines, … vers la mi-novembre.
- Je m'en occupe mon colonel, je vous tiens au courant dans les jours qui viennent. Mais d'ores et déjà vous pouvez compter sur notre toubib.
- Au revoir monsieur le chef de la sûreté et à bientôt peut-être.
- Au revoir colonel de Schacken. Ravi de vous avoir rencontré.

Le colonel de Schacken mourut, dans la voiture du docteur Bertrand, le 14 novembre 1959, en revenant d'une chasse à Bourbaki, dans un attentat qui coûta également la vie à son chauffeur, Jean-Baptiste Chalies.

La famille qui habitait du « mauvais » côté des barbelés ne déménagea pas et resta sur place jusqu'à son départ en juin 1962.

PS : les lieux, les personnages, les dates et les évènements ne sont pas fictifs. Seule, la conversation aurait pu exister.

FR




16/03/2012
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