Téniet - Sahara - Téniet - 1989

TÉNIET - Sahara – TÉNIET
1989

Nous étions 4 comme les mousquetaires :
F = Francis (moi)
JF = Jean-François (mon frère cadet)
Y = Yves (mon petit frère)
JP = Jean-Philippe (mon fils)

Je ne sais pas lequel de nous quatre a eu l'idée de traverser une partie du Sahara en ce printemps 1989.
Toujours est-il que dans ce but, j'ai acheté une 504 break (blanche) que j'ai spécialement équipée.
Le jour du départ est arrivé. La voiture était remplie de colis de vêtements et de cadeaux destinés à nos amis algériens. Il restait juste assez de place pour nous quatre.
Nous devons prendre Yves en passant à Avignon.
Premier incident : Yves s'est trompé de préfecture et son passeport est retardé de 24 heures. C'est tout Yves ça !
Nous continuons notre voyage vers Marseille après avoir modifié le passage d'Yves vers l'Algérie. Il partira en avion alors que nous, nous prenons le bateau, avec la voiture.


De gauche à droite : Jean-François, Yves, Jean-Philippe et moi
sur le ferry " Liberté " au retour


Nous prenons le ferry "Liberté" et nous installons à bord après avoir aidé des Algériens à embarquer leurs voitures. Je dis "leurs" parce que certains en avaient deux ou trois et qu'ils avaient besoin de chauffeurs occasionnels pour les embarquer rapidement.
Le soir tombe et JP vient nous informer qu'une soirée est organisée dans les 1ères classes. Nous sommes en seconde et les classes sont inaccessibles les unes par rapport aux autres. Qu'à cela ne tienne, JP a trouvé la solution.
A la faveur de la nuit, on peut passer d'un pont à l'autre en enjambant les balustrades qui surplombent la mer. Il n'y a qu'un risque : tomber à la mer, de nuit, et d'une hauteur de 20 m ; c'est mourir à coup sûr.
Pourtant nous le faisons.
Nous ne regrettons rien et la soirée se passe admirablement bien. JP a fait ami avec une jeune fille ce qui va nous rendre service pour retrouver notre cabine. En effet, grâce à elle, nous passons par la voie normale. C'est bien, car la boisson aurait considérablement compliqué notre retour acrobatique.
Alger. Passage en douane. C'est long et très formaliste. Quand arrive notre tour, les fonctionnaires nous font sortir tous les colis et les ouvrent. Nous passons ensuite dans les bureaux pour faire viser nos passeports, laissant la voiture aux douaniers qui terminent les dernières vérifications, notamment la recherche de drogue sous le châssis.
La journée est bien avancée lorsque nous partons pour Téniet, le village de notre enfance. En route, je m'aperçois que les montres et bijoux que nous avions mis dans la boîte â gants ont disparu !
A chaque retour, pour JF et moi c'est la même émotion. Revoir les paysages familiers, rencontrer les gens comme si on les avait quittés la veille ; c'est bouleversant !
Cette terre nous colle à la peau. Nous souffrons comme des enfants abandonnés. JF plus que moi ; il est algérien jusque dans ses moindres fibres. Il pense et rêve en arabe. C'est encore en arabe qu'il trouve les mots les plus justes pour s'exprimer. Ce pays, il l'a aimé au point de le haïr parfois.
La blessure du départ de 1962 ne s'est jamais refermée.
Nos amis algériens l'ont bien compris et c'est vers JF qu'ils se tournent pour les premiers mots de bienvenue. Je ne lui en veux pas. Je sais ce qu'il ressent et mon silence lui fait du bien.


Première panne à Téniet

Première panne à Téniet. Un boulon de suspension est tombé. Un garagiste nous accueille dans un conteneur transformé en garage. Il n'a pas la pièce, mais il va se débrouiller dit-il. Système D. Il nous explique qu'il lui arrive de transformer des arbres de transmission, des barres de direction, alors un boulon, vous pensez !!
Et notre voiture est réparée. Le garagiste n'accepte pas d'argent, il dit que nous sommes ses invités. C'est çà l'hospitalité des Algériens ! C'est incroyable !
Les repas à Téniet sont homériques. Pour faire plaisir à tout le monde, ils nous arrivent de souper deux fois par soir. Lorsque nous rentrons nous coucher nous sommes malades d'indigestion. Mais comment faire pour ne pas vexer ces personnes dont le sens de l'hospitalité est poussé à l'extrême.
Le lendemain nous repartons pour Alger afin de récupérer Yves. Depuis l'aéroport nous le voyons sortir par les hangars sans passer par le service des douanes !!!
Il s'explique: "j'ai suivi les flèches et je n'ai rien compris !"
"Oui, c'est bien beau - lui dis-je - mais tu n'as ni visa ni déclaration de devises et ces documents sont indispensables ! Est-ce que tu te rends compte dans quelle situation nous sommes ? "
Oui il s'en rend compte mais que faire maintenant. Il est impossible de retourner pour régulariser cela sentirait l'arnaque. Il faut donc assumer.
JF rappelle qu'il a une affaire à régler à Alger. Nous avions oublié ce détail. Pas lui ! L'année précédente, JF était venu surveiller un chantier de constructions immobilières à Tiaret et le service des douanes lui avait confisqué 2.000F en prétextant que cela représentait les frais d'hébergement (?). Il lui était spécifié que cette somme était à sa disposition aux Douanes algériennes, lors d'un prochain voyage.
Nous y étions et JF souhaitait récupérer son argent.
Nous voilà repartis vers les douanes centrales. Nous apprenons que les Algériens viennent ici faire régulariser leurs voitures importées en payant une forte somme en devises. L'un d'eux nous confirme qu'aujourd'hui, l'Etat encaissera plusieurs millions.
Après une attente interminable, notre tour arrive et JF explique sa situation en donnant son récépissé. Que se passe-t-il dans la tête du fonctionnaire lorsqu'il dit qu'il n'a pas de devises pour rembourser JF ? Probablement de la mauvaise volonté.
C'était mal connaître JF qui en arabe, explique, assez violemment, qu'il ne partira pas de là sans son argent et que c'est faux de prétendre qu'il n'y a pas de devises ! Accablé, le fonctionnaire paie ce qu'il faut, satisfait de se débarrasser de ce client peu commode et qui s'exprime si bien en arabe.
Dès qu'il m'a rejoint, je fais remarquer à JF qu'il n'a rien pour justifier cette somme qui n'apparaît pas sur sa déclaration de devises, établie à l'arrivée.
JF retourne au guichet et demande un récépissé. Le même fonctionnaire lui rétorque qu'il est impossible d'établir une attestation étant donné que le dossier est " archivé ". JF en reste baba puis les réflexes lui reviennent et c'est en colère qu'il réclame son document. Un chef arrive et tout rentre dans l'ordre. On a eu chaud!
On peut partir pour le Sahara.
Nous sommes en plein Ramadan.


L'hôtel des interdits

Première étape : Bou Saada. Les paysages sont magnifiques, d'une beauté aride à couper le souffle. Tout est pur et minéral. Notre premier coucher de soleil teinte les dunes en mauve. La superbe palmeraie semble nimbée d'or et les derniers rayons du soleil capturent la poussière pour la transformer en pluie dorée.
A l'hôtel, le préposé nous indique qu'il n'est pas question de laisser coucher deux hommes dans la même chambre. C'est amoral et c'est interdit par le Coran. On ne s'attendait vraiment pas à cette histoire de fous ! Après bien des palabres, nous finissons par prendre 4 chambres et nous dormons tout de même deux par deux. Le lever de soleil, auquel nous assistons depuis nos chambres, habille d'or et de feu le sable et les palmiers.
Aucun de nous ne parle. Nous partageons la même émotion.
A la sortie de l'oasis, les gendarmes nous recommandent de bien suivre les bidons qui, en principe, sont tous les Kms. Il ne faut pas s'écarter des pistes ; c'est mortel. Avec le temps, nous nous apercevrons que les bidons n'en font qu'à leur tête et qu'ils respectent rarement les intervalles.


Nous sommes sortis de la dune
mais la direction est ensablée


Ce circuit était placé sous le signe des surprises mais également sous celui de la bonne humeur. Jamais je n'ai autant ri. A tel point qu'à un moment donné j'ai quitté la piste et que la voiture s'est enfoncée dans une dune. Il nous fallut attendre le passage d'un 4x4 pour la sortir de là. JF pissait de rire. Yves disait que nous étions fous de nous être aventurés aussi loin sans préparation.
Sur ce point, il avait raison, nous avions en tout et pour tout que 20 litres d'eau et ... 15 boîtes de thon en conserve. A la fin, nous détestions le thon tiède qu'il nous fallait avaler chaque midi.
Nous avons visité des sites que seul un dieu dément a pu concevoir. Nous avons tutoyé Dante et à chaque fois, l'émotion nous écrasait et nous mettait les larmes aux yeux.
Nous sommes arrivés à l'entrée d'un pont qu'un oued en crue avait emporté. Plus de route ! Nous sommes passés à gué. Brave 504 !


L'oasis d'eau et de fraîcheur

Jamais je n'ai ressenti autant l'amour de ceux qui m'accompagnaient. Avec mes frères, mon fils, il me semblait que nous représentions l'humanité à nous seuls. Nos regards, nos gestes étaient mesurés ; nous avions peur de détruire ces instants magiques faits de moments d'éternité.


Que du bonheur !

Après bien des péripéties, nous sommes arrivés à Djelfa. Une oasis de fraîcheur où le vert nous a rassurés.
JF nous proposa alors de partir sur Tiaret où avait lieu un marché aux chevaux. Sans plus réfléchir, nous mettons le cap sur cette nouvelle destination. JF et moi avions en secret une envie de revoir Tiaret. N'est-ce pas là que vivaient nos grands-parents ?
Le marché de chevaux est un télescopage de bruits, de poussière ocre, d'odeurs d'épices, de sueur et d'urine. Les chevaux hennissent en se cabrant et les hommes hurlent des injures avec parfois des mots d'amour. JF trouve facilement un propriétaire qui met 4 chevaux à notre disposition pour une promenade de 20 Kms.
Au retour, repas sous la tente du propriétaire des bêtes où on nous présente même une bouteille de vin. Je ne dirai jamais assez la qualité de l'hospitalité des gens du Maghreb.
Tiaret va nous faire découvrir une douleur d'enfance.
Alors, nous comprendrons pourquoi Yves a hésité à se joindre à nous. Yves n'a pas que des bons souvenirs à Tiaret. Il en a gardé de profondes blessures et c'est en pleurant de rage qu'il extirpe tout cela de sa mémoire. Nous sommes atterrés. Nous ressentons notre responsabilité et notre joie tourne au cauchemar.
Cette terre, Yves la hait. Avec un violent coup de pied, il lui crache dessus. Sa rage nous submerge, nous écrase. Ses larmes nous poignardent. C'est JP qui arrive à le calmer car à ce moment Yves me hait et il déteste JF ; ces frères qu'il a si peu connus et qui ne l'ont jamais protégé.
Nos bonnes intentions se transforment en mauvaises actions. Nous sommes impuissants et les regards que nous jetons à Yves sont pleins de tristesse et nous avons envie d'arrêter le temps pour réécrire l'Histoire. Yves serait heureux entre nous deux ; il partagerait nos jeux et nous nous battrions pour le sauver des méchants. Mais on ne peut qu'être impuissants et attendre que tout se calme.
Comme un torrent qui se tarit, Yves s'apaise et ressent la tristesse qui nous accable. Alors, son visage s'éclaire lentement et il nous dit que cela lui a fait du bien.
Pourtant, pour JF et moi, il en restera quelque chose de diffus et de douloureux comme une blessure à l'âme. JF et moi savons le fond de cette tristesse. Aucun ne l'avouera, mais ce non-dit nous a sauvés et nous a rapprochés d'Yves.
Retour à Téniet, quelques jours plus tard, où nous sommes accueillis comme les enfants du pays.


La convivialité Ténietienne

Nous sommes invités à un mariage, à un baptême. Nous prenons des kilos avec une pelle. Le bonheur est revenu et avec lui, les rires de notre enfance.
Pour les musulmans, la fête " Aïd-Seghir " s'approche.
Nous décidons d'offrir un mouton à la famille de Boutouchent pour la remercier de son accueil.
Pas un seul mouton à vendre sur des kilomètres à la ronde. !
Nous trouvons finalement une chèvre à plus de 30 Kms.


La chèvre sur le toit
Même Boutouchent n'en revient pas !

Pas d'histoire, nous l'achetons et se pose alors la difficulté de la ramener. Je refuse de l'installer dans la voiture compte tenu de l'odeur. Finalement, nous l'attachons sur le toit de l'auto. Retour avec les béguètements désespérés de la bête et fou rires garantis dans la voiture. Les gens pensent que nous sommes fous à lier avec cette bestiole entravée sur le toit.
C'est bon d'être ensemble et d'être heureux tout simplement; avec des hôtes qui ne nous demandent rien de plus que d'exister.


En famille
Jean-Philippe, Boutouchent (avec son fils) et moi

Un camarade de lycée, qui est directeur d'école, nous invite une nuit chez lui. Une de ses filles est triste à mourir ; son père a décidé de la marier à un homme  plus âgé qu'elle. A elle, qui ne voulait qu'un peu d'amour, on va offrir une prison.
La 504, j'ai failli la vendre dix fois en réalisant des bénéfices importants, mais nous en avions besoin pour rentrer en France.
On avait fini par oublier les ennuis qui nous attendaient à la douane algérienne. Yves était toujours en situation irrégulière. Fatalistes, nous suivons la file qui passe devant le douanier. Yves est devant moi et je repense à ce que je vais dire au fonctionnaire pour l'amadouer.
Quand cela va être presque notre tour, il se passe un incident aussi brutal qu'inattendu.
Le douanier prend un client Algérien par la peau du cou, le traîne au milieu de l'espace et en l'injuriant, fait venir ses collègues. Assurément l'homme est en infraction grave. Avant d'avoir eu le temps de penser à notre avenir qui s'annonçait également très mal, un douanier nous fait signe de passer sans contrôle afin de laisser le champ libre à une intervention policière. Nous n'en revenons pas. Nous sommes passés sans incident. C'est Yves qui rit et qui fait remarquer que lui ne s'est jamais fait de soucis. Nous avons envie de le tuer mais nous sommes trop heureux de ce qui vient d'arriver et nous fonçons vers le bar pour désaltérer nos gorges plus que sèches.
De nouveau le ferry, mais pas de soirée, nous sommes morts de fatigue et JP a un coup de blues.
Parfois, je regarde les photos qui ont fixé ces moments de bonheur sans pour autant traduire totalement l'intensité des émotions qui nous assaillaient. J'ai vraiment été heureux durant ces deux semaines entouré de ceux que j'aimais le plus au monde.
Depuis JF est mort. Avec lui s'en est allé une partie de moi-même, une fraction de cette Algérie qui faisait de nous des enfants de la lumière.
Pourtant, cette période m'a fait découvrir que j'avais un autre frère.
Je tente aujourd'hui de combler les vides et d'effacer les malentendus. C'est dur, mais c'est à ce prix que je retrouverai une certaine sérénité.
Je le dois à Yves.
Je le dois à Jean-François.

Francis ROCH
1995



20/02/2012
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