Un jour, j'ai quitté mon Pays

UN JOUR, J'AI QUITTÉ MON PAYS

Je n'ai rien voulu changer de ce que j'écrivais en 1977, même si certains aspects du document sont contestables.
Avec le cinquantenaire qui approche, il garde toute sa force et je n'ai pas à rougir de l'adolescent qui a vécu ces neuf années de malheur. Bien sûr, je n'étais pas le seul !
Désolé si je choque certaines personnes, mais voyez-vous 50 ans après, il m'arrive encore de sentir les valises au bout de mes bras.
FR - 2012

Comment en étions-nous arrivé là ? Pourquoi l'Algérie était-elle au bord du gouffre ? De la culture politique, je n'en avais pas. Ni plus ni moins d'ailleurs que la plupart des jeunes de mon âge à part peut être Robert Fernandez dont le père était un réfugié espagnol.
En Algérie en général et, à Téniet en particulier, on se méfiait des rouges ; des roses aussi d'ailleurs.
En 1945, à la fin du conflit mondial, certains leaders syndicaux algériens tentèrent de soulever le peuple afin de conquérir l'indépendance de l'Algérie. Cela se passait, à Sétif, dans le Constantinois. Le gouverneur de l'époque ne fit pas dans la dentelle et l'insurrection finit dans le sang surtout du côté indigène où l'on parla de 100.000 morts. La France en reconnut 1.000 dont 103 Français ! La paix pour 10 ans avait prédit le général Duval. Il est d'ailleurs mort en 1955 !
A cette même époque, mon père, démobilisé définitivement, fut mordu par un chien inconnu. La gravité de la situation conduisit le médecin à expédier mon  père vers Alger afin de recevoir un traitement anti-rabique de quarante-cinq jours ! Ma grand-mère maternelle, Josée, vint aider sa fille et s'installa à la ferme. Le contexte n'était pas brillant et le téléphone arabe avait fonctionné. Tous savaient ce qui se passait dans l'Est du pays ; nos ouvriers également. Nous avions confiance en eux mais, comment savoir ce qui pouvait leur passer par la tête d'autant plus que plusieurs inconnus avaient fait leur apparition dans les environs.
La ferme était isolée au milieu de nos terres, à six kilomètres au Sud du village et à deux kilomètres de la plus proche habitation amie. Ma grand-mère savait tout cela et elle prit probablement la seule décision valable en de pareils moments : montrer sa force. Fille de petits cultivateurs Alsaciens émigrés après la défaite de 1870, elle avait participé aux durs travaux des champs à Trolard-Taza durant l'absence de ses deux frères partis se battre en 1914. Quatre années de ce régime avaient fait de Josée une femme aguerrie prête à faire face à toutes les épreuves ; et, il y en a eu dans sa vie.
A la ferme, il y avait donc, deux femmes et un enfant de quelques mois, sans défense. Josée prit les choses en main. Chaque matin, elle sellait un cheval et faisait le tour de la propriété en faisant feu de temps en temps avec le fusil de chasse qu'elle emportait. Elle avait à la ceinture un revolver bien visible. Inconscience ou courage, elle assuma et tout se passa bien !
Six familles vivaient sur le territoire de la ferme où les membres travaillaient soit comme bergers, soit comme ouvriers agricoles, soit encore, comme hommes à tout faire. Fatma et ses filles travaillaient à la maison, Boutouchent était notre camarade de jeu ; il deviendra un frère pour Jean-François.
Le mari de Fatma, Bohrmécha, que l'on appelait "le Vieux (" El Chibani "), passait ses journées à guetter sa femme bien plus jeune que lui. Le Vieux avait fait 14/18 et il en parlait souvent avec mon grand père Louis. Mon père avait tenté de lui faire avoir une pension car il avait eu les pieds gelés. Le Vieux avait perdu ses papiers et le nom des lieux où il avait combattu ; il n'avait retenu que des noms mal prononcés. Il n'obtint donc jamais gain de cause. C'est là une des injustices dont la France fut coupable ; d'autres devaient suivre venant s'ajouter à celles déjà commises.
L'Algérie était une conquête d'opportunité. Faite pour redorer une royauté déclinante, elle embarrassa vite les politiques qui ne savaient qu'en faire ; nous étions en 1830. Bien des décennies plus tard, des hommes d'une trempe supérieure comme Bugeaud, décidèrent de pacifier ce pays. Dans un premier temps, ils n'occupèrent que les côtes. Cependant, l'insécurité était telle qu'il fallut quand même traiter l'affaire en profondeur. D'alliance en trahison, la conquête s'acheva par la capture d'Abdelkader ; l'insurgé fut exilé ; plus tard il reçut la Légion d'Honneur et même il sauva des Chrétiens à Damas.
Les militaires avaient leur victoire, ils décidèrent de s'en occuper et c'est ainsi que l'Algérie conserva longtemps une administration mixte composée de civils et de militaires, avec le pouvoir aux militaires.
En ai-je entendu parler de cette fameuse loi Crémieux qui transforma, en une nuit, tous les citoyens émigrés et juifs d'Algérie en des Français à part entière. Grave erreur que nous, ceux de la troisième génération, allions payer très cher.
Un temps de paix suivi cette première rébellion de 1945. Temps trompeur car dans l'ombre des hommes décidés s'agitaient. Ils attendaient le bon moment. La défaite d'Indochine fut ce moment là. Les officiers et sous officiers Algériens, déçus par la mentalité des cadres français désertèrent ou apportèrent un soutien efficace aux hommes du premier maquis. Mais surtout, la France venait de montrer qu'elle pouvait perdre une guerre contre des hommes animés de solides convictions à défaut d'armement lourd.
Je me souviens des titres de journaux de ce 2 Novembre 1954. Ils étaient alarmistes mais tout en retenue.
L'Algérie s'embrase ! La réaction française ne se fit pas attendre mais il s'agissait de maintenir l'ordre et l'affaire fut traitée comme s'il s'agissait de simples brigandages. Toutes les procédures passaient par la gendarmerie ; c'est  dire si les actions manquaient d'envergure.
La tension monta, les politiques réagirent et ce fut l'appel des contingents de réservistes. Les Français de Métropole peuvent en parler et il suffisait d'écouter certains d'entre eux pour avoir une idée du peu d'enthousiasme de ces jeunes gens qui partaient pour plus de vingt mois après avoir déjà fait un service militaire ordinaire. De graves manifestations troublèrent l'ordre public ; elles étaient souvent organisées par la gauche et le parti communiste qui ne cachait pas sa sympathie pour les rebelles.
Il faut imaginer ces jeunes gens sur une terre dont ils n'avaient rien à foutre. On leur disait qu'ils venaient défendre la France ; ils n'ont jamais été vraiment convaincus de la chose. Par contre, plusieurs milliers sont morts. Pour rien, quand on connaît la suite.
Téniet était relativement à l'abri de ces remous dangereux. Il y avait bien eu quelques tentatives d'assassinat dont celle de mon grand père Louis.
Un soir de décembre, Louis remontait vers la maison, par la rue gal Margueritte, après avoir pris l'apéritif en compagnie de ses cousins chez Formento. Arrivé à quelques mètres de chez nous, il fut accueilli par deux coups de feu. Loupé ! Ancien policier, toujours armé, Louis riposta, mais l'arme s'enraya. Il frappa désespérément à la porte de la maison afin de récupérer son arme de service, mais ma mère affolée ne reconnut pas la voix de son père. Tant mieux, car le tireur ne l'aurait peut-être pas manqué une seconde fois.
Téniet était un point stratégique pour le maintien de l'ordre. Deux régiments furent implantés. Un régiment blindé : le 5ème Régiment de Chasseurs d'Afrique (5ème RCA) et des Nomades. Il y avait aussi une compagnie de Transmission.
Après un attentat (grenade dans le café Formento – grenade qui n'avait pas explosé d'ailleurs, en ce jour de Pâques) dont je ne me rappelle plus tous les détails, le ou les coupables furent arrêtés. Après un jugement expéditif que le contexte facilitait, un des hommes fut condamné à mort. Condamné à être fusillé en public, près de la mosquée. L'endroit avait été choisi pour frapper les esprits. Jean-François fut témoin de cette scène monstrueuse car il fallut faire avancer le condamné à coups de crosse. Bien des années plus tard, Jean-François en parlait encore difficilement, traumatisé pour toujours.
Le fossé ne cessait de s'agrandir entre les deux communautés quand arriva mai 1958. L'espoir pour tout un peuple mêlé, sincère. Des promesses, rien que des promesses faîtes par des politiques qui ont manoeuvré ces Pieds-noirs si naïfs. Les Debré et compagnie, qui voulaient faire sortir De Gaulle de sa retraite, se servirent de ces malheureux prêts à se raccrocher à n'importe quoi pour conserver leur pays. Pour lamentable qu'elle fut, la manoeuvre réussie et Charles revint aux affaires.
Nous n'allions pas tarder à déchanter car De Gaulle, qui avait fait des promesses, savait que tout était consommé. D'ailleurs, ces pauvres Pieds-noirs auraient dû se rappeler du discours de Brazzaville, le programme y était tracé. Mais comme je l'ai dit au début, trop peu de culture politique pour juger de la situation.
En hommes du Sud, ils ont été superficiels ; mais pouvaient-ils se douter ?
Que restait-il ? une guerre gagnée sur le terrain par la France, un environnement mondial hostile à notre pays, surtout les Américains qui ostensiblement soutenaient les gens du FLN. Une aventure qui coûtait cher et qui passait mal dans l'opinion publique. Et puis les Français de France en avaient marre de ce conflit sans nom qui faisait chaque jour des victimes.
Enfin, les Patos (Français de Métropole) voulaient vivre la paix après une seconde guerre mondiale douloureuse.
Et nous dans tout ça ? Jean-François et moi avons traversé la tempête avec des blessures qui nous ont laissé des séquelles ; enfin je crois.
Cette guerre, qui ne voulait pas dire son nom, était devenu supportable avec le temps. On s'habitue à tout même à l'horreur surtout si cette dernière est quotidienne. Les premiers morts je les ai vus à la ferme en novembre 1957. Un jour que nous étions descendus sous escorte, ma mère et nous. Les fellaghas (c'est comme cela que l'on nommait les rebelles) avaient assassiné six hommes et les avaient, soit enterrés dans le jardin, soit jetés dans le puits ou laissés sur place. C'est ainsi, qu'il y en avait un dans notre garage. Couché sur le dos. Il avait les mains liées avec du fil de fer. Habillé d'une chemise en nylon bleu clair et d'un pantalon marron, il était égorgé, apparemment avec le tranchant d'une hache puisque cet outil maculé de sang reposait près de lui.
Ce qui m'a le plus frappé, c'est sa montre posée sur un mouchoir. Suprême délicatesse morbide. Le spectacle était effrayant. Les pièces de la maison étaient éclaboussées de sang.
Nous n'en étions qu'au début. Là où la France a fait fort c'est dans l'exposition (jeudi ou samedi car à Téniet, dimanche était jour de marché), place de Taza, des fellouzes (autre nom des rebelles) tués dans la semaine. Les pauvres bougres étaient étendus sur un terre-plein, en plein soleil avec de la musique militaire en guise de requiem. La population défilait devant ces cadavres en cachant ses sentiments ; c'est certain, que nous Français, nous ne sommes pas sortis grandis de cette affaire.
Dans cette monstrueuse traversée, il y avait donc eu cette période d'espoir et de fraternisation en mai 1958. Le 13 mai, à la suite de la condamnation à mort et de l'exécution de quatre militaires français par l'Armée de Libération Nationale (ALN : organe armé du FLN), la population française a exprimé son indignation et a souhaité, à travers de vastes manifestations spontanées, que la paix revienne et avec elle un pays où tout le monde pourrait vivre en parfaite harmonie. Je me souviens de cette époque où nos coeurs étaient gonflés d'espoir. J'ai crié avec les autres : "... Algérie française, ... de Gaulle au pouvoir". La manipulation a fonctionné au-delà de tout espoir, mais nous ne le savions pas, passionnés que nous étions par un avenir qui semblait s'annonçer meilleur.
Les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent. De Gaulle en a fait la démonstration et il n'a pas fallu longtemps pour qu'il prononce le mot d'autodétermination. Alors là, je n'ai pas compris ce que cela voulait dire.
D'autres l'ont compris en quelques mois. Certains officiers, conscients de l'engagement qu'ils avaient pris face à la population Française et Musulmane et ne voulant pas le renier, basculèrent dans la sédition. Cette folie dura quelques jours, la troupe ne suivit pas. On a dit que c'était à cause des postes radio à transistors qui avait envahi la vie quotidienne des appelés du contingent. C'est là un piètre alibi. Il faut savoir que cette aventure était vouée à l'échec dès le départ. La République n'enfante pas spontanément des mutins. De plus, il y eut rapidement une tension politique entre civils et militaires. Ce fut l'échec de tous les Pieds-noirs avec la fin du putsch des généraux (Challe, Zeller, Jouhaud et Salan).
Tout une tragédie allait remonter de nouveau à la surface.
Ceux qui n'avaient pas été arrêtés par la police créèrent un mouvement clandestin désespéré : l'OAS (Organisation Armée Secrète).
Beaucoup de Pieds-noirs étaient pour l'OAS qui s'attaquait directement aux terroristes en rendant coup pour coup. Plus tard, l'OAS pratiquera la politique de la terre brûlée. En attendant, elle plastiquait les intérêts Algériens, tuait pratiquement sans discernement tout ce qui n'était pas Français ou en droite ligne avec sa pensée. Il y eut de monstrueuses erreurs. Comme l'assassinat de Max Marchand qui donna son nom à l'une des écoles de Téniet
Au lycée de Miliana, nous vivions dans un microcosme où tous les courants extérieurs étaient représentés. Dès 1961, la tension est montée de plusieurs crans entre Français et Musulmans. Les camarades d'hier devenaient des ennemis en puissance. J'ai vu des externes arriver en classe, armés de pistolets automatiques. Le délire ! Le plus fou, c'est que tout un chacun était prêt à tuer. Nous recevions des nouvelles d'Alger et de la sédition à travers un journal clandestin qui s'appelait FAF (Front Algérie Française). Certains cotisaient en prenant sur leur pécule d'interne. L'insigne de reconnaissance était une minuscule casserole montée en broche à la queue bleu blanc rouge.
Les concerts de casseroles était réputés surtout à Alger où pratiquement chaque soir explosaient trois à quatre charges de plastic. Après les plastiquages, les Pieds-noirs ouvraient leurs fenêtres et tapaient sur le dos des casseroles les notes AL-GÉ-RIE FRAN-CAISE.
Dérisoire, mais en même temps il y avait là, la possibilité d'exprimer une vérité, notre vérité.
Le mouvement OAS était dirigé par des gens d'extrême droite mais de cela, on s'en foutait, d'ailleurs extrême droite ne voulait rien dire pour un Pieds-noirs étant donné que par essence les Pieds-noirs étaient peut-être tous d'extrême droite ... sans le savoir.
L'année scolaire 1962 se liquéfia et lorsque arrivèrent les vacances de Pâques, il était pratiquement certain qu'un dénouement défavorable aux Pieds-noirs approchait.
Et, le 19 mars 1962 fut proclamé un cessez-le-feu.
C'était fait, nous étions perdus. Ce jour-là, des hordes d'Algériens sortirent des douars et défilèrent dans Téniet. En passant devant la maison, ils frappaient à notre porte en criant des menaces. Nous étions liquéfiés par la peur.
A partir de là, plus d'école et la rue était occupée par des fellouzes descendus des montagnes constituant une force locale. Un voisin, M. Guedal vint prévenir ma mère que nous ne risquions rien. Nous n'en étions pas vraiment persuadés. Autour de nous les voisins commençaient à déménager en disant pudiquement qu'ils allaient passer des vacances en France et qu'après ils rentreraient quand tout serait redevenu calme.
Personne n'y croyait !
Un jour, j'ai cru être menacé et je suis rentré à la maison pour dire d'une seule traite : « on part ! ».
Qui pouvait emmener une femme et deux ados ? Comment chercher une âme compatissante quand tout se délitait.
Pourtant, un voisin avec une Ariane bleue accepta de faire de la place dans sa voiture.
Après qu'il nous eut déposés, à Alger, près d'un hôtel dont il connaissait la patronne, nous nous sommes installés en payant une semaine d'avance.
Notre premier souci, et le seul alors, était de trouver un moyen de quitter cette terre devenue dangereuse car nous étions le 15 juin 1962 et l'indépendance était prévue pour le 1er juillet.
Alger était une ville dévastée. Les rues étaient encombrées de poubelles, la plupart des magasins étaient fermées ou éventrés par des bombes. La vie se faisait au ralenti avec de nombreux attentats qui bleuissaient les nuits. L'insécurité était totale. On nous disait que beaucoup de jeunes filles et de jeunes gens Français étaient enlevés et vidés de leur sang pour alimenter les hôpitaux de campagnes du FLN.
Parfois des morts gisaient sur les trottoirs, un simple drap sur le corps.
Les voitures étaient abandonnées, capots ouverts, le long des trottoirs et ces derniers étaient jonchés de matériels jetés depuis les fenêtres des habitations.
Le chaos !
La patronne de l'hôtel nous a indiqué que le moyen le plus rapide de partir en France était de prendre l'avion. La compagnie Air France avait son siège dans l'immeuble Mauritania, en plein centre ville. Jean-François et moi nous nous y sommes rendus pour constater qu'une immense file d'attente s'était formée au cours des jours précédents. A l'évidence, nous n'étions pas les seuls à vouloir partir. Nous avons pris la queue après avoir sollicité un numéro.


Dans l'immeuble Mauritania

Très vite, nous nous sommes rendu compte que l'entreprise ne serait pas aisée et que notre tour n'arriverait pas avant plusieurs jours. Autour de nous, les gens parlaient de s'embarquer sur un navire. La rumeur laissait entendre que c'était relativement facile. Jean-François et moi optons pour cette solution et nous nous renseignons : la prise des billets se fait square Bresson ; nous nous y rendons sans perdre de temps. Alors là, c'est pire ! La file d'attente est immense et le scénario est le même que pour l'avion. Abattus, nous commençons à attendre notre tour avec un numéro décourageant. La file ne s'interrompait pas la nuit et nous décidons de rester sur place en allant dormir à tour de rôle. Douze jours ! cela a duré douze jours à piétiner pour avancer de quelques mètres par jour dans une chaleur suffocante en mangeant de pauvres sandwiches que ma mère nous préparait. Lorsque enfin nous détenons les billets, nous nous apercevons qu'il s'agit de réservations qui n'ont rien de définitives.


Sur le port - face au " Ville de Tunis "

Il nous faudra nous rendre sur le port pour embarquer le 3 juillet sur le "Kairouan".
Avant ça, il a fallu vivre l'indépendance ou la préindépendance. Nous sommes restés trois jours enfermés dans la chambre en tremblant de peur chaque fois que quelqu'un montait l'escalier de l'hôtel.

Enfin, le jour du départ arrive, nous bouclons nos valises ; deux valises chacun !
Arrivés sur le port de bonne heure, nous lisons une affichette collée sur la grille encore fermée. Le bateau tant attendu ne sera pas là, retenu qu'il est à Marseille par une grève des dockers. De quoi hurler ! Que représentions-nous pour ceux de France ? La CGT, bras armé des communistes, se vengeait en nous exposant aux balles et nous humiliait. Tous les Pieds-noirs devaient payer ! De son côté, le gouvernement Français se voilait la face derrière les accords d'Evian ; pauvres papiers déjà foulés aux pieds qui nous laissaient sans voix et sans espoir.

 
Derrière les grilles, l'attente

Peu importe, puisque nous sommes sur le port, nous prendrons un autre bateau. Dans ce genre de situation, il arrive que la chance surgisse timidement juste pour voir si on est capable de la saisir. Le « Ville de Tunis » est prêt à larguer les amarres, il a déjà fait le plein de ses passagers. Le commandant, probablement ému par la détresse des malheureux qui sont là à attendre vainement un bateau qui ne viendra plus, décide d'embarquer un nombre supplémentaire de passagers avec les risques que cela comporte.
Il faut imaginer, ce quai bondé de Français qui ont tout abandonné et qui serrent contre eux leurs enfants et les maigres affaires qu'ils ont pu rassembler. C'est pitoyable !

Tout ce qui a fait une vie dans deux valises

Les vieux tremblent et ne cessent de regarder derrière eux pour saisir encore une image, ou pour penser à ce qu'ils ne verront plus, car personne ne se fait d'illusion : le retour ne se fera pas. Dans nos veines, il ne coule plus que du vide et même les larmes se sont taries à force d'être abondantes.


La tristesse et la fin de l'espoir

De folles rumeurs courraient parmi nous, certains disaient que la veille les quais avaient été mitraillés, d'autres imaginaient qu'un miracle allait se produire car ils ne pouvaient croire à ce qui arrivait.
Que pouvait-il se produire maintenant que les maisons étaient abandonnées et que les pauvres biens des uns et des autres étaient investis.


Seuls les petits enfants échappent à l'anéantissement moral

Enfin, les grilles se sont ouvertes et les titulaires de cartes de réservation ont été invités à monter à bord en laissant un document d'identité à l'homme qui était en haut de la passerelle.
Je me revois bien monter le long de cette échelle avec ma mère et Jean-François devant moi. Nous étions tristes, mais soulagés. Enfin, nous allions échapper au cauchemar.
Nous avons été conduits dans les cales où des chaises avaient été entreposées. Chacun organisait son coin, déballant des casse-croûtes, aménageant un endroit pour passer la nuit. Les visages étaient humides de larmes et de sueur, les regards fuyaient. Une chape de plomb s'abattait sur toutes les épaules.
Abandonnant ma mère, nous avons grimpé sur le pont pour respirer. Le bateau a tremblé et lentement il a quitté le quai.


Le "Ville de Tunis"

Comme il nous a paru long ce départ. Tout autour de nous, les gens pleuraient, les yeux tournés vers la ville. Il fallait emporter une dernière image d'Alger. Cette ville qu'on avait surnommée la Blanche. Tout doucement, le paysage s'est estompé laissant la place à une ligne qui s'assombrissait.
L 'espoir se dissolvait dans la brume. Nous n'étions plus que des naufragés de la vie.
A quoi pouvions-nous penser ? Jean-François et moi n'avions pas de nostalgie affichée et je crois que l'aventure nous tentait. Nous allions voir cette France dont on nous avait souvent vanté les charmes et surtout, nous allions rencontrer des filles. Je crois bien que Jean-François et moi nous avons traversé cette épreuve totalement anesthésiés et c'est probablement ce qui nous a sauvé.
La traversée devait durer 24 heures et la vie s'organisait à bord. Jean-François et moi avions trouvé deux transats que nous avions éloigné des entrées des coursives car l'air devenait rapidement irrespirable. Plusieurs centaines de personnes avec peu de sanitaires, ç'est vite l'horreur. Vous me croirez si vous voulez mais un film était programmé pour la soirée : « Cinq bébés sur les bras » avec Jerry Lewis. Nous l'avons vu et je crois que nous avons ri !
Nous avons passé la nuit sur le pont sans nous soucier de notre mère qui devait se faire un sang d'encre. La pauvre, elle n'a pas osé quitter l'endroit où nous l'avions laissée, espérant notre retour à chaque instant. Cruelle insouciance de notre part !
La tempête s'est levée durant la nuit et les creux ont rapidement atteint plusieurs mètres, à tel point que l'avant du bateau s'enfonçait dans l'eau alors que les hélices brassaient l'air. Nous avons été malade et l'environnement s'est dégradé un peu plus.
Le bateau mit en panne dans le golfe du Lion à cause des grèves qui bloquaient le fonctionnement du port. Après des heures de négociation, nous fûmes autorisés à accoster et par miracle, nous avons retrouvé ma mère qui attendait près des valises.
Le débarquement a commencé et à l'échelle, un matelot nous indiquait où nous rendre pour remplir les formalités administratives et récupérer nos papiers d'identité.
Nous nous sommes retrouvés sur le pavé marseillais avec nos valises en nous regardant  tristement.
Allons à la gare ! C'est tout ce que j'ai trouvé à dire. Le décor ne m'a pas impressionné car les soucis qui nous attendaient étaient de taille à rabattre toute forme de curiosité.
En un jour, nous étions devenus des gens sans avenir.
Rien n'était prévu pour nous accueillir ? L'ignominie des responsables a duré jusqu'au bout.
Nous avons erré dans la gare Saint-Charles à la recherche d'un peu d'eau ou de nourriture. Rien, seulement l'indifférence d'un peuple qui voulait nous précipiter dans les poubelles de l'Histoire.
Pourtant, une troupe d'Eclaireurs de France parcourait les quais de la gare, distribuant çà et là des en-cas. Je me suis approché, j'ai sollicité une aide et le chef m'a répondu : « C'est réservé aux Israélites. Vous êtes Israélites ? ». Non, nous ne l'étions pas. Spontanément, l'un des jeunes gens du groupe s'est avancé vers moi et m'a dit « Tu me reconnais, je suis Darmon, … de Miliana ! ». Oui, bien sûr que je l'ai reconnu. Six ans d'internat, cela crée des liens ! Et prenant des sandwiches et de l'eau, il nous sauvait. Simplement. Par charité. Un geste d'amour après des semaines d'incompréhension et de haine. De quoi me réconcilier avec le genre humain.
Bientôt, les journaux de l'époque allaient nous appeler les Rapatriés.
Et Jean-François et moi étions devenus des adultes en une nuit !

FR – 1977

Le Ville de Tunis est un paquebot mixte frigorifique construit en 1948-1949 par l'arsenal de Lorient. Lancé en septembre 1949 et mis en service en mars 1953, il a été perdu par fortune de mer alors qu'il partait pour la démolition.

Caractéristiques

  • Longueur : 136 m
  • Largeur : 19,45 m
  • Tirant d'eau : 6 m
  • Puissance : 15.000 Cv
  • Vitesse : 21 Nds
  • Déplacement : 2.147 t
  • Port en lourd : 9.226 tx
  • Équipage : 148 hommes
  • Passagers : 1315 personnes
  • Premier armateur Compagnie Générale Transatlantique.
Histoire

Après des essais difficiles, il inaugure la ligne Marseille-Tunis en mars 1953 jusqu'en 1967 où, vendu à un armement grec, il devient le Mégalonissos Kritti, puis le City of Athens en 1969.
En 1980 il coule au large de Formentera pendant son remorquage vers Barcelone pour y être démoli.


11/03/2012
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